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Lors d'une manifestation "Bloquons tout" place de la République à Paris le 10 septembre. Lors d'une manifestation "Bloquons tout" place de la République à Paris le 10 septembre.   (AFP or licensors)

Face à la crise du politique, retrouver le sens du bien commun

Alors que la France traverse un climat politique et social d'une grande instabilité, entretien avec l'historien des idées François Huguenin, sur la recherche abîmée du bien commun.

Entretien réalisé par Olivier Bonnel - Cité du Vatican

La France vit une période de grande instabilité politique. Le 8 septembre, le gouvernement de François Bayrou est tombé après un vote de confiance à l’Assemblée nationale que le chef de l’exécutif avait demandé, après avoir présenté un budget marqué par une forte réduction des dépenses publiques, en raison de la dette abyssale du pays, estimée à plus de 3 400 milliards d’euros. Une première dans l'histoire de la République. Emmanuel Macron a choisi le lendemain l’un de ses fidèles, Sébastien Lecornu, ancien ministre des armées, pour lui succéder à Matignon. 

Outre cette instabilité politique, le climat social est particulièrement tendu, en témoignent les nombreuses grèves et manifestations le 10 septembre partout dans le pays. Au-delà des slogans et des visages politiques, cette crise mutiforme est l'occasion de s'interroger sur la capacité aujourd'hui de bâtir le bien commun. Une notion qui a traversé l'histoire des idées politiques. Éclairage de François Huguenin, qui enseigne l'histoire des idées politiques à l'Institut catholique de Paris et à l'Ircom de Lyon. Il publie le 18 septembre le «Je et le nous, une histoire de la pensée politique des origines à nos jours», aux éditions du Cerf. 

 

Entretien avec François Huguenin, historien des idées

Comment jugez-vous le climat politique actuel en France, dans une société qui semble multifracturée?

On assiste, me semble-t-il aujourd'hui, à quelque chose de très inquiétant, il y a une crise de confiance. Les individus qui composent le pays qui est le nôtre véritablement la question de savoir s'il y a des institutions qui garantissent l'existence d'un «nous» au sens de quelque chose qui est commun, qui essaye de trouver une politique qui soit la plus orientée vers le bien commun de notre pays. J'ai vraiment l'impression qu’il y a ce doute fondamental dans la population. Il y a une sorte de conjonction qui est à mon sens très inquiétante: à la fois un repli individualiste de beaucoup de nos contemporains, qui pensent d'abord à leurs propres intérêts, à la garantie de ce qu'ils poursuivent dans leur vie privée, parfois avec des combats absolutistes, et de l'autre côté, une sorte de vide au niveau du «nous», au niveau du commun, de la cité, -si l’on parle comme les anciens- ou de la nation -si on parle comme les modernes-, avec un sentiment qu'il n'y a plus la capacité d'une élite politique à fédérer les individualités qui composent la société française, pour proposer un projet qui soit commun à tous les Français. Comment la chose politique peut-elle exister sans cela?

Vous décrivez bien les dérives d'un libéralisme qui serait coupé de toute aspiration au bien commun. Aujourd'hui, les principaux maux dans la société, ses fractures, sont les enfants de ces dérives, de ce libéralisme-là?

C'est toujours très délicat de faire des liens de causalité extrêmement précis entre la production d'idées et la réalisation politique concrète. Mais ce qui me paraît tout à fait évident si l’on regarde l'évolution de la pensée politique depuis quelques siècles, c'est que, au fond, on peut dire que pendant 2 000 ans, l'âge classique, qui va de l'Antiquité à la fin du Moyen Âge était basé sur deux convictions profondes, à savoir que l'homme était naturellement fait pour être un animal politique pour vivre en société, et que le ou les gouvernants, -quelle que soit la forme des gouvernements- devaient agir pour le bien commun. C'était ça le but de l'action politique.

Quand la modernité arrive à partir du XVIe siècle, ce qui est mis en avant, c'est plutôt le primat de l'individu, soit dans une logique de conservation, de sécurité de l'individu, par exemple chez Hobbes, soit plutôt dans une logique de préservation de la liberté des individus, et ça, c'est le premier libéralisme anglo-saxon, notamment avec John Milton et John Locke au XVIIe siècle.

Ce qui est très intéressant, c'est que ces libéraux-là n'oublient pas complètement le bien commun. Or, dans un certain libéralisme, notamment anglo-saxon, quelque part, cette notion de bien commun s’est presque évanouie et même la notion de «bien» est devenue quelque chose considérée comme au fond inatteignable.

 

Vous nous dites qu’à l'expression "bien commun" on a enlevé le mot "bien"?

C’est cela, on a à la fois enlevé le mot bien en disant "c’est beaucoup trop compliqué, le bien, en fait, personne se met d'accord", et on a enlevé aussi le mot de "commun", parce que quelque part, -et Friedrich Hayek le dit très clairement- il n'y a pas de bien commun parce qu'il n'y a pas de fin commune. Il y a parfois des fins individuelles qui se rejoignent et la poursuite d'un bien qui pourrait réunir des personnes qui, par ailleurs, peuvent avoir des situations sociales différentes, des intérêts qui peuvent être différents. Le fait qu'il y ait un bien qui puisse sublimer ces différences, pour réunir ces personnes dans une visée commune pour un bien collectif, est quelque chose qui a été perdu en cours de route par une partie de la pensée politique moderne.

Au moment où nous parlons, la France est en partie paralysée par des mouvements sociaux à l'appel de certains de «tout bloquer». On entend aussi, notamment dans les discours de certains politiques aux extrêmes de l'échiquier une grande violence. La violence aujourd'hui semble devenue un mode opératoire, et pas seulement dans la rue. De quoi est-elle le symptôme ? Des quelles idées politiques est-elle une dérive?

Je reviens à quelque chose qui est très ancien mais qui me semble être toujours valable, quand, au fond quelqu'un comme Aristote nous dit que la politique est l'art de la composition. Cela veut dire que bien sûr, qu’il n'y a pas une unité parfaite entre les individus d'une cité, mais que, malgré les différences d'intérêts qu'on peut légitimement trouver entre les individus, le politique peut composer pour trouver un bien supérieur commun à tous et qui puisse être dans l'intérêt de tous. Mais quand on part de cette idée-là, on est dans un registre où le politique est de l'ordre de la discussion, peut-être même de la négociation, voire même parfois du compromis. Il ne s’agit pas de compromission, mais de bâtir quelque chose de commun le plus rationnellement possible.

“On est complètement passé à côté de ce qu'est l'essence du politique, qui est justement de travailler à quelque chose de commun”

Quand on est dans une situation telle que la nôtre, avec deux partis politiques aux deux extrêmes de l'échiquier, qui sont au fond des partis du refus du dialogue et de la discussion commune, et quand on voit des mouvements de blocage, de violence, qui sont des mouvements d'exaspération, voire de désespoir d'une partie de la population, on se rend compte que l’on est complètement passé à côté de ce qu'est l'essence du politique, qui est justement de travailler à quelque chose de commun qui soit le meilleur possible pour l'ensemble de la société. Cela, je crois qu’on ne le fait plus. Et l’on a une bonne partie de la population qui désespère de voir cela et qui s'exprime donc hors du cadre politique classique, avec les risques de violence tout à fait réels.

Le christianisme est une donnée essentielle dans l'histoire des idées et de la pensée politique, il vient poursuivre, écrivez-vous, l'idée de développer le bien commun en y ajoutant une dimension universelle. A la lumière de la crise de sens actuelle, quelle est la force du christianisme aujourd'hui?

Face à cette crise dont on parle, qui est très intéressant, c'est que quand Tocqueville analyse le risque de despotisme de la démocratie du fait du repli individualiste des individus, il voit deux solutions pour que la démocratie vive véritablement: ce sont les associations et la religion. Et quand il pense à la religion, il pense évidemment au christianisme. Pourquoi ? Parce que ce sont deux modes de sortie de l'individualisme dans lequel l'homme moderne risque de s'enfermer, et qui permettent donc d'agir pour autrui, pour la collectivité, pour des «nous» et non pas seulement pour un «je» étriqué et solitaire. Le christianisme, qui a une sagesse bimillénaire, a cette grande capacité de profondeur de champ, d'avoir un héritage d'une pensée classique, celle d'Augustin ou de Thomas d'Aquin, mais aussi d'avoir pris le meilleur de la modernité, notamment depuis le Concile Vatican II. On le voit très clairement dans la pensée politique des Papes de la fin du XXe et du début du XXIe siècle.

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11 septembre 2025, 11:31