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La ville de Khan Youn¨¨s, dans le sud de la Bande de Gaza, presque ras¨¦e au sol. La ville de Khan Youn¨¨s, dans le sud de la Bande de Gaza, presque ras¨¦e au sol.   (REUTERS)

?Gaza est le laboratoire d'un monde d¨¦barass¨¦ des normes internationales?

L'historien Jean-Pierre Filiu a pu passer exceptionnellement un mois dans l'enclave palestinienne entre les mois de d¨¦cembre 2024 et janvier 2025. Il est revenu avec un livre qui t¨¦moigne de l'ampleur des destructions mais qui est aussi une interpellation des consciences sur ce que la guerre produit de d¨¦shumanisation. Entretien

Olivier Bonnel - Cité du Vatican

La guerre dans la bande de Gaza est entrée tristement dans son 600e jour. Depuis l'attaque du 7 octobre 2023 menée par le Hamas en territoire israélien, l'armée israélienne s'est lancée dans une riposte contre le mouvement islamiste qui s'est transformée au fil des mois en punition collective pour la population gazaouie et ses plus de deux millions de membres. «Depuis la bande de Gaza, s¡¯élèvent des cris de mères, de pères qui serrent les corps sans vie de leurs enfants» a interpellé Léon XIV mercredi à l'issue de l'audience générale, demandant la libération des derniers otages et «le respect du droit humanitaire». Aucune perspective solide d'une trève puis d'une paix à reconstruire n'est pour l'instant envisageable. 

Depuis deux ans et demi, le drame est quotidiennement sur nos écrans, dans nos journaux. Parce qu'aucun journaliste étranger n'est autorisé à pénétrer dans l'enclave palestinienne par l'armée israélienne, la guerre ne se déroule qu'à huis clos. Quelques-uns ont néanmoins eu la chance de pouvoir s'y rendre, comme l'historien spécialiste du Proche-Orient Jean-Pierre Filiu. Grand connaisasseur du territoire, celui-ci a pu exceptionnellement accompagner une équipe de Médecins sans frontières (MSF) et passer un mois au plus près de la souffrance des Gazaouis. Il en est revenu avec un ouvrage saisissant: qui vient d¡¯être publié aux éditions Les Arènes. «Rien ne me préparait à ce que j'ai vu et vécu à Gaza» raconte-t-il. Car au-delà d'un énième conflit proche-oriental, c'est, affirme l'historien, une partie de l'humanité qui est en jeu. 

Entretien avec Jean-Pierre Filiu, auteur d'un "historien à Gaza"

 

Sur place, tout prend une autre dimension et je ne pouvais pas imaginer, malgré toutes les informations que j'avais accumulées, toute la documentation que j'avais constituée, tous les souvenirs que j'avais, l'ampleur de cette catastrophe. J'ai mis plusieurs jours à simplement reprendre mes repères dans une réalité qui était complètement bouleversée par la guerre, à commencer par le paysage lui-même. Il n'y a pratiquement plus de villes et par exemple, quand il y a des collines, ce sont des ruines de décombres et pas du tout des éléments de la nature.

Vous évoquez ces centaines de milliers de réfugiés qui vivent dans des tentes de fortune. Vous écrivez: « par une espèce de miracle encore et toujours renouvelé, ces femmes et ces hommes ont beau être contraints de s¡¯incliner tant de fois, de s¡¯incliner pour pénétrer dans la tente familiale, (...) ces femmes et ces hommes se présentent au monde, matin après matin, le plus soignés possible, dignes et droits ». C'est aussi quelque chose qui vous a frappé, cette dignité qui reste chez les Gazaouis?

Cette quête de dignité, c'est ce qui fait tenir encore les Palestiniens et les Palestiniens de Gaza debout. Ils ne veulent pas céder, ils ne veulent pas s'effondrer, même si le désespoir les submerge plusieurs fois par jour, et on saisit des regards, des mines qui en disent long sur l'état d'absolue noirceur. Il faut tenir bon, il faut d'abord survivre, il y a cette quête tous les jours épuisante de l'eau et de la nourriture, parce que tout manque. Sans parler des températures.

Il faut savoir qu'il fait très froid à Gaza l'hiver. Il y a même eu, pendant que je m'y trouvais, un certain nombre de bébés qui sont morts d'hypothermie. Quand il y a la pluie, c'est tout de suite une catastrophe qui inonde les tentes dans un océan de boue. Et donc, malgré cela, il faut essayer de tenir debout, et c'est à la fois cette dignité qui m'a beaucoup impressionné et puis cette pudeur. Les femmes et les hommes de Gaza sont très pudiques. Quand un Palestinien vous dit la nuit a été dure, c'est juste qu'elle a été cauchemardesque. Mais ils ne se plaignent pas plus que ça, ce qui est aussi un mécanisme de survie, parce qu'ils savent que s'ils craquent, ils n'arriveront pas forcément à se relever et donc ils pleurent peu, ils se plaignent peu pour justement pouvoir tenir encore et encore et pour pouvoir regarder leurs enfants dans les yeux.

 

Quand vous évoquez la ville de Khan Younès, au sud de la bande de Gaza, vous dites: « je comprends mieux pourquoi Israël interdit à la presse internationale l'accès à une scène aussi bouleversante ». Là, vous évoquez évidemment l'état de destruction de cette ville que vous aviez connue par le passé, qui était une ville debout, une ville vivante, avec le grouillement de la vie, malgré les difficultés, malgré les sièges précédents...

Effectivement. L'historien que je suis se souvient que l'histoire de Khan Younès commence au XIV? siècle. C'est un carrefour commercial, un caravansérail, un khan extrêmement actif. J'ai fréquenté quelques théâtres de guerre: Afghanistan, Bosnie, Somalie, Irak ou Syrie, mais je n'ai jamais rien vu de comparable. Ce n'est pas un tsunami, ce n'est pas un tremblement de terre, c¡¯est l'homme qui a fait cette destruction, qui l'a faite jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, et -on peut le craindre- année après année, de façon à ne plus rien laisser debout, de ne plus rien laisser de vivable et c'est absolument bouleversant.

Dans le camp de Jabalya, au nord de la Bande de Gaza
Dans le camp de Jabalya, au nord de la Bande de Gaza   (MAHMOUD ISSA)

 

Un petit chapitre qui est consacré à la visite du cardinal Pizzaballa, le patriarche latin de Jérusalem, qui a pu se rendre 24 h dans la bande de Gaza, après beaucoup de difficultés, pour aller notamment conforter la petite communauté chrétienne qui vit à Gaza. Cela dit beaucoup aussi de la pression israélienne pour ne pas faire rentrer les personnes extérieures, y compris les autorités morales et spirituelles?

Il se trouve que le lendemain de ma propre entrée dans Gaza, le patriarche latin de Jérusalem, lui, s'est vu interdire l'accès à l'enclave palestinienne pour dire à quel point cet accès est compté, mesuré et très souvent refusé. Et c'est uniquement du fait d'une intervention du Pape François le lendemain, que le surlendemain il a pu enfin accéder et donc rencontrer la communauté chrétienne de Gaza. Cela prouve les contraintes. Il n'a pu amener que quelques bagages -on a droit qu'à deux bagages par personne quand on rentre dans Gaza- Des médicaments uniquement pour utilisation personnelle, pas plus de trois kilos de nourriture et uniquement un kilo par produits, vous voyez à quel point c'est surveillé. Et puis cette communauté chrétienne, qui comptait un millier de personnes à peu près, majoritairement orthodoxes avec une minorité catholique et une autre minorité protestante plus faible encore, elle a connu un taux hallucinant de plus de 4 % de perte. Une vingtaine de personnes ont été des victimes directes de tirs et les autres sont mortes du fait des maladies et des problèmes d'accès aux soins pour les patients qui ont besoin de dialyse.

¡°Cette destruction méthodique fait évidemment le jeu du Hamas et des islamistes parce qu'on avait une société civile qui était très souvent critique et plurielle et qui a littéralement été liquidée par cette guerre¡±

En historien, vous racontez, au-delà de la destruction, l'extinction de ce qu'a été Gaza à travers l'histoire. On le voit à travers l¡¯eau, notamment, et l¡¯on se souvient que Gaza a été par le passé une oasis...

Pour l'historien, c'est très frappant de voir qu¡¯il s¡¯agissait d¡¯une oasis luxuriante, décrite comme telle par tous les chroniqueurs, tous les voyageurs. Même Napoléon Bonaparte en tant que général qui a conquis l'Égypte dort à Gaza pour se lancer à l'assaut infructueux de la Palestine, et il est assez émerveillé par le paysage qui l'entoure. Il faut savoir que même avant cette guerre, même avant le 7 octobre 2023, Gaza était largement autosuffisante en fruits, en légumes et en poisson du fait de la pêche même à quelques milles nautiques du bord. Tout ça a complètement disparu. Il n'y a absolument plus rien de frais dans Gaza, de denrées qui ne soient pas importées dans des conditions très compliquées et à un prix exorbitant. Effectivement, on a réduit ce qui était pendant des siècles une oasis prospère à une enclave assiégée dont les habitants sont affamés et survivent au jour le jour.

À vous lire, on comprend mieux la dimension de nettoyage ethnique, d¡¯effacement méthodique de ce qui a été la richesse de Gaza, quand bien même, évidemment, on connaît aussi les difficultés par le passé, bien sûr, mais ça n'a jamais été à un tel degré...

Il faut savoir que j'ai documenté comme historien quinze guerres d'Israël contre Gaza depuis 1948. Celle en cours est évidemment de loin la plus destructrice et la plus meurtrière. On voit en même temps que cette destruction méthodique, fait évidemment le jeu du Hamas et des islamistes parce qu'on avait une société civile qui était très souvent critique, qui était plurielle et qui a littéralement été liquidée par cette guerre de destruction. Je pense entre autres aux douze universités à Gaza: il n'y en a plus une debout, je pense aux systèmes scolaires, aux institutions culturelles, qui étaient très critiques de la domination du Hamas. Et donc on ne détruit pas seulement Gaza comme espace de vie, mais on détruit les pôles de résistance à la domination islamiste.

 

On empêche aujourd'hui d'envisager l'avenir, cette fameuse solution à deux États qui serait finalement la moins mauvaise?

C'est une impasse que vous avez mesurée et qui est d'autant plus criante quand on est sur place. Cela fait de longues années que je mets en garde contre cette impasse et qu'au contraire je désigne la seule alternative possible vers la solution à deux États, comme la seule solution juste de partage de la terre entre les deux peuples israélien et palestinien. Mais il faut aussi rouvrir Gaza au monde et que le monde revienne à Gaza. Gaza ne peut plus être retranchée du reste de l'humanité et je mets en garde contre un danger encore plus grand que je ne percevais pas tant que je n'étais pas sur place: Gaza est une forme de laboratoire d'un monde qui serait totalement débarrassé de toutes les normes de droit international, certes imparfaites et inabouties, mais qui régissent le monde depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Et l¡¯on voit aujourd¡¯hui cette privatisation de l'aide humanitaire, ce recours systématique aux mercenaires de sécurité, cette vie ou mort qui dépendent d'une intelligence artificielle qui va décider que la personne est suspecte ou ne l'est pas. Ce n'est pas une dystopie, c'est la réalité à Gaza. Si l¡¯on n'arrête pas ce scandale absolu, et bien il faut craindre que le laboratoire de Gaza ne produise des monstres qui se répliqueront ailleurs.

La communauté internationale a-t-elle compris ce qui se joue là-bas? L'enjeu d'un monde qui ne peut pas être livré tout simplement à la loi du plus fort et à tous ses excès?

Je crois en effet que l'on continue de regarder Gaza comme un conflit proche-oriental de plus, alors que je pense profondément qu'il s'agit d'une question universelle, qui engage rien de moins que l'avenir de l'humanité. J'ai tenu à conclure ce livre à Kiev, où je me rends régulièrement depuis l'invasion russe de 2022, pour justement souligner cette universalité de l'expérience que j'avais vécue à Gaza. On voit bien que l'Europe, pour ne parler que d'elle, n'arrive pas à convaincre pleinement le reste du monde de la justesse de son soutien à la résistance ukrainienne, parce qu'il y a ce deux poids-deux mesures qui est maintenant absolument aveuglant entre les critères qui sont utilisés en Europe et ceux que l'on applique à Gaza.

Cette expérience, ce livre ont-ils changé votre regard sur cette région que vous connaissez pourtant bien?

Il y a l'aspect négatif, bien sûr, c'est que je ne pouvais pas imaginer que ce serait aussi atroce, aussi épouvantable. Et surtout, cela ne s'arrête jamais, la guerre ne s'arrête jamais. Pendant un mois, j'ai vécu des hostilités presque constantes et j'avoue que je ne comprends pas comment les gens tiennent encore debout. Mais il y a aussi un aspect très positif. D¡¯abord l'immense respect que je porte à Médecins sans frontières. Il y a cette solidarité dans l'épreuve, les ressources que l'humanité en détresse arrive à mobiliser pour justement conserver cette dignité. Et ça, c'est une immense leçon qui m'a effectivement transformée.

Que faudra-t-il pour que cette guerre s¡¯arrête?

La réponse est très simple: la volonté. 

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29 mai 2025, 15:53