La Passion selon saint Jean: un récit qui révÚle la Vérité de la Croix
Entretien réalisé par Manuella Affejee- Cité du Vatican
Le frère Olivier-Thomas Venard OP, dominicain, consulteur à la Congrégation pour le culte divin, est professeur de Nouveau Testament à lâEcole où il dirige le programme de recherches «La Bible en ses Traditions», consultable ici :
LâÉvangile selon Jean est considéré comme le plus fiable, historiquement parlant. Quâest-ce qui permet aujourdâhui de lâaffirmer ?
Dâabord, câest le seul des quatre évangiles canoniques qui soit revendiqué par un témoin oculaire : «Celui qui a vu rend témoignage, et celui-là sait quâil dit vrai». Dans lâAntiquité, les théoriciens de lâhistoire maintenaient que la seule bonne historiographie était celle qui se fondait sur le témoignage oculaire, plutôt que sur le témoignage de tiers, ou les âon-ditâ. Et de fait, même si le témoignage du «disciple bien aimé», comme lâauteur cet Évangile aime à se nommer, a pu être enrichi par des rédacteurs, les indications topographiques ou chronologiques de Jean sont moins schématiques que celles des synoptiques, plus respectueuses de la complexité du réel. Par exemple, quant à lâespace, Jésus ne monte pas seulement une fois à Jérusalem durant son ministère, mais fait plusieurs allers et retours avec la Galilée de son enfance. Quant au temps: sa chronologie de la Passion (avec la mort de Jésus au moment où lâon tuait les agneaux de la Pâque, ce qui veut dire que sa dernière Cène ne fut pas le repas pascal officiel des autres Juifs, qui était centré sur le partage de lâagneau) semble aujourdâhui beaucoup plus plausible que celle des autres évangiles, qui en laissant penser que la dernière Cène fut le repas pascal âofficielâ, semblent placer la mort de Jésus en pleine Pâque, ce qui est improbable historiquementâŠ
Que sait-on finalement de cet évangéliste, qui se désigne comme «le disciple bien-aimé» du Seigneur ?
On sait au moins que câest un monstre d'humilité ! En effet, il réussit à se cacher dans l'anonymat alors qu'il est si important ! Un peu comme la femme de l'onction à Béthanie, qui a compris le mystère pascal avant tout le monde, qui oint Jésus en prophétisant son ensevelissement bâclé, et à qui Jésus fait un mémorial⊠de la femme inconnue, puisquâelle reste anonyme («partout où sera proclamé mon évangile on redira ce quâelle a fait en mémoire dâelle») !
Celui qui raconte lâévangile, dans Jean, ne se nomme jamais clairement. Il se désigne à plusieurs reprises comme «le disciple que Jésus aimait», comme pour inviter ses lecteurs à lâimiter, à devenir à leur tour des âdisciples que Jésus aimeâ. Le seul personnage nommé dans lâévangile et dont on dit que Jésus «±ôâaŸ±łŸČčŸ±łÙ» est⊠Lazare ! Saint Irénée a identifié lâauteur avec Jean le disciple du Seigneur, mais il nâest pas évident que ce soit bien «le fils de Zébédée», nommé seulement en Jn 21,2. Papias évoque également un prêtre Jean, disciple du disciple, peut-être, actif à Éphèse⊠Bref, lâauteur de Jean a réussi à se cacher dans lâénigme historique, un peu comme sâil voulait sâeffacer et nous dire: intéressez-vous à la Vérité même que je vous raconte, Jésus, Verbe fait chair, et à tout ce que Lui a été, a dit et a fait, mais pas au pauvre homme qui vous le raconte !
Pourquoi son récit de la Passion est-il lu invariablement chaque Vendredi Saint ?
Oui, on sait quâil a été lu ainsi au moins depuis les Ordines Romani du 8e siècle. Vers 14 heures, le Pape et le clergé palatin processionnaient pieds nus, du patriarchium à la basilique Sessorienne où avait lieu dâabord lâadoration de la Croix, puis la lecture de la Passion selon saint Jean et la grande prière litanique pour les divers ordres ecclésiastiques et pour les besoins de lâÉglise. Ensuite on retournait au Latran (le Palais du Latran fut la résidence de lâévêque de Rome du IVe au XIVe siècles, ndlr).
Le Vendredi saint, le récit selon saint Jean est particulièrement adapté pour aider les fidèles à se transporter, par la piété de lâOffice de la Croix, aux moments où Jésus a accompli leur salut. En effet, câest le plus chargé de réalisme historique, on lâa dit. Câest aussi le plus dramatique avec les extraordinaires dialogues entre Jésus et Pilate, Pilate et la foule, Jésus, sa mère et son disciple-témoin oculaire : ils se prêtent bien à leur théâtralisation dans une lecture ou un chant à plusieurs voix. Câest enfin le plus théologique, car il décrit consciemment la Croix comme le nouvel arbre de vie, Jésus comme le nouveau fruit de vie, Marie et le disciple comme un nouveau couple humain, la fin de lâhistoire du salut, culminant dans le sacrifice de Jésus sur la croix, correspondant à son début, la faute du couple dâAdam et Ève au pied dâun premier arbre.
Si Jean est un témoin oculaire des scènes quâil rapporte, on constate pourtant certaines omissions, lâabsence de plusieurs détails mentionnés par les trois Évangiles synoptiques. Par exemple, il ne sâattarde pas sur les humiliations, les coups et les tortures que lâon inflige à Jésus. Comment interpréter cette sobriété, ces omissions ?
Quant à la sobriété concernant les tortures infligées par Jésus, Jean ne se différencie guère des autres évangélistes qui sont très sobres aussi. À lâépoque où les témoignages sur la Passion de Jésus furent mis en forme, le supplice de la crucifixion était encore pratiqué par les Romains, et dâune abjection si épouvantable quâon nâavait pas à la décrire. Lâexpression des souffrances du Crucifié, les premiers croyants en Jésus les trouvèrent dans des versets de Psaumes, dans des prophéties comme celles du Serviteur souffrant, dans Job décrivant ses douleurs et ses souffrances. Câest seulement quand les Romains cessèrent de pratiquer cet horrible mode dâexécution que lâon commença à représenter plus graphiquement le Crucifix.
Simplement, Jean est le dernier à composer son évangile : il ne répète pas les autres, il les complète. Ainsi, il ne raconte pas la dernière Cène de Jésus directement mais plutôt le bouleversant lavement des pieds des disciples par Jésus, qui donne le sens de lâeucharistie : communier au mouvement de charité qui conduit Dieu à sâhumilier non seulement jusquâà se faire chair, mais jusquâà se faire serviteur et nourriture pour ses amis. Il donne des précisions sur Judas, rapporte des dialogues auxquels seul un témoin direct pouvait avoir eu accès⊠Il nous révèle un détail qui a beaucoup touché les Pères de lâÉglise : au moment du dernier repas de Jésus, il a eu le privilège de poser sa tête sur la poitrine du maître (on mangeait allongé en ce temps-là), si bien quâil a entendu battre le Sacré CĆur lui-même ! Câest de cette expérience quâil a tiré la profondeur de son inspiration pour enseigner que Dieu est Amour.
Jean se réfère sans cesse à «±ôâh±đłÜ°ù±đ» du Christ ; en outre, son récit est émaillé de repères temporels qui intriguent par leur récurrence («câétait le matin», «câétait la sixième heure»). Que cherche à montrer lâévangéliste ?
L'abondance d'indications temporelles (et spatiales) n'est pas propre à Jean, mais aux quatre récits de la Passion, comparés au reste des récits évangéliques. Alors que presque trente ans de la vie de Jésus tenaient en quelques versets au début de l'évangile, que près de trois ans de ministère public ont pris quelques chapitres, ce qui veut dire que les évangélistes ont beaucoup résumé, condensé, sélectionné, quand on arrive aux derniers jours, aux dernières heures, aux derniers instants de sa vie, le récit se ralentit extrêmement, au point d'être presque synchronisé à lâhistoire quâil raconte. Câest sans doute une des traces laissées par lâorganisation mnémotechnique de leurs souvenirs par les premiers témoins â des femmes ! â, qui se sont remémorées toutes les dernières heures que Jésus avait vécu, lâayant suivi pas à pas. Cela aboutit à donner une présence extrêmement forte au sacrifice ultime de Jésus. Câest ce sacrifice que Jean appelle «±ôâh±đłÜ°ù±đ» de Jésus par excellence.
Peut-on parler dâune théologie johannique de la Passion ? Quelles sont les vérités quâelle révèle ?
Oui, il y a une théologie johannique de la Passion. Mais elle révèle moins des vérités, qui seraient à admettre comme des propositions exactes parmi dâautres, que LA VÉRITÉ, la condition même de toute vérité.
La Passion selon saint Jean souligne mieux que les autres lâenseignement de Jésus dans son dialogue avec Pilate, le gouverneur romain. Câest lâaccomplissement de la prophétie du Psalmiste : «tu es juste dans tes paroles, irréfutable en ton jugement» (Psaume 51,6) ; la divinité de Jésus éclate dans ses réponses au gouverneur romain. Jean nous montre moins un accusé qui répond à un juge, quâun maître qui prêche et enseigne jusque dans un prétoire de lâEmpire. Il est la vérité, Il est venu au monde pour rendre témoignage à la vérité ; Vérité lui-même, il veut jusquâau bout se révéler, manifester son éclat tout simple dans la conscience humaine. Il continue de parler tant quâil sent la moindre petite ouverture dâesprit chez son interlocuteur, mais dès quâil doit affronter la mauvaise foi, ou le cynisme, ou le scepticisme (Quâest-ce que la vérité ? lui dit finalement Pilate), Jésus se tait, nâa plus rien à dire, il ne lui reste plus quâà sâoffrir lui-même, espérant que dans lâultime de son don, certains cĆurs au moins sâouvriront à sa royauté. Il est sur la croix, comme le roi sur son trône, mais son royaume est celui de la conscience.
Y-a-t-il un passage du récit johannique de la Passion qui vous touche particulièrement et que vous souhaiteriez partager avec nous ?
Le passage qui me touche le plus est un détail au moment de l'arrestation de Jésus. Lorsquâà la troupe armée qui vient lâappréhender Jésus répond : «Moi je suis» (ce qui veut dire «c'est moi», mais ce qui est aussi le Nom divin révélé à Moïse au Buisson ardent), «tous s'effondrent à terre» (Jean 18,6). Mais quand une deuxième fois ils lui disent quâils recherchent Jésus de Nazareth, il répond «Je vous ai dit que moi je suis» (Jean 18,8), et après ce moment-là seulement, ils finissent par se saisir de Jésus. Dans cette seconde réponse, Jésus explicite le fait quâil parle, quâil dit, quâil prononce ces paroles qui sont le Nom divin. Et le fait même de thématiser sa parole semble être comme son talon dâAchille, ce qui le rend vulnérable et appréhendable.
Je découvre dans cette petite variation sur le Nom divin comme une petite icône en mots du mystère même de lâIncarnation : le Verbe de Dieu accepte de parler le langage des hommes, et dès lors quâIl entre dans les conventions de la parole humaine, que nous autres pécheurs avons transformée en instrument de mensonge et de violence, Il se livre à la mort. Tout cela par amour de nous, pour se faire connaître de nous, pour quâenfin, nous lui rendions amour pour amour.
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