Le d¨¦fi d'une intelligence artificielle pour et par l'Afrique
Entretien mené par Augustine Asta ¨C Cité du Vatican
«L'intelligence artificielle requiert une certaine responsabilité pour qu'elle soit réellement au service de l'humanité tout entière», a souligné le Pape Léon XIV ce lundi 12 mai devant 3000 journalistes et représentants des médias en salle Paul VI. Bien avant, au troisième jour de son pontificat, le 10 mai dernier, le Souverain pontife avait prononcé son tout premier discours devant le collège des cardinaux dans la salle du Synode au Vatican. L¡¯occasion était donnée au Pape américain de rappeler l¡¯héritage de Léon XIII, expliquant qu¡¯avec l'encyclique historique , Léon XIII le 256e évêque de Rome (1878-1903), avait abordé la question sociale dans le contexte de la première grande révolution industrielle. C¡¯est pourquoi aujourd'hui, a estimé le nouvel évêque de Rome, «l'Église offre à tous son héritage de doctrine sociale, pour répondre à une autre révolution industrielle et aux développements de l'intelligence artificielle, qui posent de nouveaux défis pour la défense de la dignité humaine, de la justice et du travail».
Ces nouveaux défis sont palpables sur le continent africain. Au cours d'un récent sommet sur l'intelligence artificielle au Rwanda, les experts ont fait savoir qu'il existe de profondes fractures en Afrique dans le domaine de l'IA, aussi bien entre les générations qu¡¯entre les hommes et les femmes. Avec plus de 2 000 langues parlées sur le continent, l¡¯enjeu de l¡¯intégration culturelle est de taille. Il est nécessaire explique Carmel Bissoué, spécialiste en transformation numérique, de mettre en place «une IA adaptée au continent», mais surtout «conçue par les Africains et pour les Africains». Entretien.
Quel peut être le meilleur modèle d¡¯intelligence artificielle pour le continent africain? Comment se positionne en effet le continent face à cette avancée technologique majeure?
La première réponse serait de dire qu¡¯on ne pourrait pas avoir un seul modèle pour l'Afrique. Nous parlons près de 2000 langues sur le continent. Donc avoir un seul modèle qui serait propre à l'Afrique serait pour moi, un peu utopique. L'idée serait de partir vraiment sur des intelligences artificielles sous-régionales où les États se mettront ensemble pour mutualiser leurs efforts afin de bâtir une infrastructure IA adapté pour les populations du continent africain. Et il faudra intégrer à cette IA les différentes langues nationales qui sont parlées dans cette aire géographique pour résoudre les problèmes d'inégalités, et l¡¯accès équitable à l'énergie électrique et à Internet par exemple. L'intelligence artificielle doit être construite pour l'Afrique et doit pouvoir répondre à ces problématiques d'énergie, de connectivité et de langue.
D'après certaines estimations, l'intelligence artificielle pourrait rapporter 2 900 milliards de dollars à l'économie africaine d'ici 2030¡L'Afrique peut-elle tirer son épingle du jeu en matière d'IA et rester souveraine face aux géants mondiaux?
Le récent sommet sur l'IA au Rwanda a montré l'effervescence qu'il y a autour de l'intelligence artificielle sur le continent. Une véritable économie pourrait se mettre en place autour de cette intelligence artificielle et plusieurs pays, mais aussi des particuliers sont en train de vouloir saisir cette perche pour pouvoir bâtir cette économie de l'intelligence artificielle en Afrique. Il y a plusieurs acteurs qui proposent déjà des solutions sur la base de l'intelligence artificielle. Il y a par exemple ce projet de traitement automatique qui a déjà entraîné des modèles d'intelligence artificielle sur près de 50 langues africaines, dont le wolof (langue parlée au Sénégal et en Mauritanie) et le yoruba (parlée sur la rive droite du fleuve Niger). L¡¯objectif est d¡¯avoir une intelligence artificielle proche des réalités des populations, et qui pourra résoudre le problème de la fracture numérique et de l'adoption.
Il faut aussi dire que l'intelligence artificielle, ce n'est pas que de l¡¯IA générative. Elle englobe plein d'autres aspects, notamment la robotique, l'apprentissage automatique comme le ¡®¡®deep learning¡¯¡¯, ou encore du traitement de langage naturel. Donc un algorithme qui est développé par un humain, renvoie à la réalité, à la philosophie de la personne qui développe cette intelligence artificielle. Toutes les intelligences artificielles actuelles ne prennent pas en compte les spécificités africaines. L¡¯IA développée par les États-Unis, prend en compte la manière dont les États-Unis voient le monde et les réalités américaines. Il faudrait aujourd'hui que l'Afrique se positionne également sur ces sujets-là pour pouvoir dire également comment elle voit le monde, comment est-ce qu'elle l'appréhende, comment elle le comprend. D'arrêter de subir ce que les autres font et de pouvoir proposer également des solutions d'intelligence artificielle qui viendrait résoudre les problèmes propres des Africains que seuls les Africains maîtrisent et non pas les Européens, les Américains ou les Chinois.
Aussi il faut définir un cadre juridique de l'intelligence artificielle. Voir comment est-ce qu'on encadre ces données, pour permettre à ce que l'intelligence artificielle puisse se développer dans des conditions plutôt sereines, pour attirer des investissements, des talents et aussi développer une intelligence artificielle ou des intelligences artificielles propres au contexte africain.
Que faire pour que l¡¯IA ne puisse pas creuser les inégalités entre les populations?
C'est déjà d'avoir une IA au service des populations qu'elle va servir. Une IA, développée par des Africains pour des Africains. Si la personne qui développe l'intelligence artificielle a en tête le public qu'elle va servir, elle va tenir compte des réalités de sa cible. Ainsi, cette IA pourrait très bien permettre de réduire des inégalités, permettre à des gens qui sont dans des zones reculées d'apprendre, de se former dans leur langue nationale, sans pouvoir apprendre une autre langue. Cela serait un gros apport que l'intelligence artificielle apportera pour le développement de l'Afrique.
Il faut donc une IA inclusive, éthique, qui serait multilingue, qui pourrait vraiment permettre à des Africains d'apprendre de nouvelles choses qui sont faites ailleurs. Et il y a de la place pour pouvoir avoir une intelligence artificielle qui n'aggrave pas les inégalités, qui est proche des personnes, des populations, qui comprend les besoins des populations et qui serait adoptée par les populations. Avec le mobile money (ndlr, paiement par mobile), on a vu une solution qui a été pensée pour les Africains, qui a été adopté et qui a permis de réduire, par exemple, l'inclusion financière en Afrique.
Quels sont les autres défis de la mise en place de l¡¯IA éthique en Afrique?
Le premier défi, c¡¯est qu¡¯il faut que les États africains se saisissent de la question. Il faut fixer un cadre dans lequel les acteurs qui veulent évoluer dans le marché de l'intelligence artificielle puissent savoir exactement ce que l'État prévoit de faire ou prévoit de ne pas faire avec les données collectées. Une intelligence artificielle in fine, ce sont des données qu'elle manipule pour pouvoir apporter des réponses à vos questions. Le premier niveau pour moi de responsabilité se trouve au niveau de nos États. Il faut donner un cadre juridique à l'intelligence artificielle. Il y a déjà plusieurs pays qui sont en train de légiférer sur cette question. La Côte d'Ivoire a légiféré autour d'un document-cadre sur l'adoption et l'utilisation de l'intelligence artificielle dans le pays. Donc lorsque ce cadre est défini, il serait bon de pouvoir attirer des investisseurs qui viendraient investir dans des data centers (ndlr, centres de données). Pour cela, il faut des infrastructures robustes, il faut une connectivité robuste également pour pouvoir avoir déjà l'infrastructure qui nous permet de prétendre avoir cette intelligence artificielle "Made in Africa". Aujourd'hui l'Afrique n'a pas toujours les talents en mesure de développer l'intelligence artificielle de bout en bout. C¡¯est pourquoi il faut attirer des talents, assainir le cadre juridique, assainir le cadre socio-économique autour de cette technologie.
Aujourd'hui, nous utilisons tous à peu près le cloud sur nos téléphones, WhatsApp, Facebook, etc... Et nous produisons énormément de données mais nous ne sommes pas maître de la donnée que nous produisons. L'idée, c'est de reprendre la main sur cette donnée-là, d'avoir des infrastructures locales qui puissent pouvoir garantir la souveraineté de nos données, de pouvoir répondre à cette question de savoir où est-ce que mes données se trouvent? Comment est-ce qu'elles sont traitées? Qui les traitent? Il faut vraiment mettre un visage, un peu d'humanisme dans nos données et faire confiance à des acteurs locaux qui proposent déjà des solutions cloud en Afrique qui ne sont pas différentes des solutions qu'on verra ailleurs. Sur le continent, ST Digital propose un cloud souverain, 100% africain. Il y a d¡¯autres acteurs locaux qui proposent ce même niveau de service, ce même niveau de standard que proposerait un géant comme Amazon, Microsoft ou OVH par exemple.
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