La lutte juridique engag¨¦e par Fran?ois contre les abus
Marie Duhamel et Manuella Affejee - Cité du Vatican
Entretien avec Astrid Kaptijn, professeure ordinaire de droit canonique à la Faculté de théologie de l¡¯Université de Fribourg, dont elle fut vice-rectrice, et membre de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l¡¯Église (Ciase) en France. Astrid Kaptijn fut par ailleurs nommée par le Pape François le 14 septembre 2019 consulteure de la Congrégation pour les Eglises Orientales.
Le premier geste du Pape sur ce dossier a été la création de la Commission pontificale pour la protection des mineurs, composée de clercs et de laïcs, en 2014. Pourquoi s¡¯est-elle imposée?
Le 5 décembre 2013, la création de cette commission fut annoncée par le cardinal O¡¯Malley, faisant état du fait que le Pape François a ainsi accueilli une proposition du Conseil des Cardinaux (C9). Etant donné que le Pape a crée ce Conseil rapidement après son entrée en fonction, on peut présumer que le besoin de compléter les normes de traitement de ces affaires, introduites par Saint Jean-Paul II en 2001 et augmentées en 2010 par le Pape Benoît XVI, était ressenti de manière élargie et partagé par ce Conseil. La Commission a été instituée officiellement le 22 mars 2014.
En 2016, François publie le Motu proprio . Dans quel contexte ce document s¡¯insère-t-il ? François autorise la démission des évêques coupables de négligence, est-ce un changement majeur?
Ce document reprend, d¡¯un côté, des normes déjà présentes dans le Code de droit canonique, promulgué en 1983, d¡¯un autre côté, il renforce ces mêmes normes concernant les cas d¡¯abus sur mineurs, lorsqu¡¯un évêque ou certains supérieurs religieux ont manqué de diligence dans le traitement de ces cas. Les normes du Code mentionnent la nécessité d¡¯une cause grave pour la révocation d¡¯un office ecclésiastique, ce qui peut s¡¯appliquer à un évêque ou à des Supérieurs religieux. Le Motu proprio précise que le manque de diligence dans des cas d¡¯abus sur mineurs et adultes vulnérables constitue une telle cause grave. La procédure prévue démontre beaucoup de prudence et de diplomatie: on veille au droit de défense de l¡¯évêque ou du supérieur mis en cause, la décision est préparée par le dicastère romain compétent de manière collective et le Pape à qui il revient d¡¯approuver la décision, se fait assister d¡¯un Collège de juristes. L¡¯évêque ou le Supérieur religieux concerné est invité à présenter sa renonciation dans un bref délai, en cas d¡¯absence de réponse, le dicastère (ndlr, pour les évêques ou pour les Instituts de Vie Consacrée et des Sociétés de vie apostolique) émettra un décret de révocation de l¡¯office. Il n¡¯y avait probablement pas un seul évènement qui a conduit le Pape François à décider de ces précisions, c¡¯est certainement le contexte général où les victimes se mobilisaient de plus en plus et dans lequel les négligences des autorités ecclésiastiques étaient de plus en plus dénoncées, qui a donné lieu à ces nouvelles interprétations et ajouts aux normes existantes.
L¡¯année 2018 est marquée par l¡¯explosion de la crise chilienne. Ce scandale constitue-t-il un tournant dans la prise de conscience personnelle du Pape ? Est-ce que la rencontre sur la protection des mineurs en février 2019 au Vatican, est une manière pour lui de partager cette prise de conscience personnelle avec l¡¯Église universelle dans la pluralité de ses cultures?
Le Pape François a, en effet, reconnu avoir fait des erreurs dans l¡¯appréciation de la situation au Chili. Il a écrit une lettre aux catholiques chiliens en mai 2018, mais le contenu a été repris dans les grandes lignes par sa , publiée le 20 août de cette même année. Les deux lettres appellent à des réformes dans l¡¯Église, notamment pour éviter les dérives du cléricalisme qui est à l¡¯origine d¡¯une culture d¡¯abus. Le Pape François a ainsi établi un lien entre les abus de pouvoir et les abus spirituels qui peuvent conduire aux abus sexuels. Les deux lettres démontrent déjà que ces évènements ne concernent pas un seul pays, mais regardent l¡¯Église toute entière. La rencontre de février 2019 s¡¯inscrit fort probablement dans cette prise de conscience.
Cette rencontre a-t-elle permis de comprendre de nouvelles exigences juridiques? Quelles priorités ont émergé de ce sommet?
Un mois après le sommet de février 2019, le Pape François a porté des normes concernant l¡¯État de la Cité de Vatican et la Curie romaine, notamment pour la protection des mineurs et des personnes vulnérables en précisant cette dernière notion, ce qui était une nouveauté. Il s¡¯agit ici des normes pénales qui ne concerne pas le droit canonique, mais seulement l¡¯État de la Cité du Vatican. La prescription d¡¯une durée de 20 ans pour les délits sur les mineurs et personnes vulnérables existait déjà depuis 2010 dans le dispositif du droit canonique.
Dans la foulée du sommet sur les abus, le Pape publie en mai 2019. Quelles en sont les principales dispositions? En juin 2022, la phase expérimentale de ce document s¡¯est achevée. Pour quels accomplissements et quelles résistances?
Ce document reprend les précisions susmentionnées concernant les personnes vulnérables. Ce document a aussi introduit une obligation pour les clercs et les membres des instituts de vie consacrée ou des sociétés de vie apostolique de faire des signalements auprès de l¡¯Ordinaire du lieu lorsqu¡¯ils ont des informations ou des raisons fondées de soupçonner des abus. Il prescrit l¡¯écoute et l¡¯accompagnement des victimes et de leurs familles et il précise la procédure à suivre lorsqu¡¯une autorité ecclésiastique est accusée elle-même d¡¯avoir commis des abus ou de ne pas avoir agi comme il faut par rapport aux enquêtes dans ce domaine. De manière explicite, le document précise aussi que les lois étatiques devront être respectées, en particulier pour ce qui concerne les signalements aux autorités judiciaires compétentes.
En 2023, une nouvelle version de ce document a été publiée. Il reprend en gros les mêmes normes, mais en y apportant quelques précisions, notamment au sujet de la protection de la bonne réputation et de l¡¯intimité de la personne accusée et de la personne qui se dit victime.
Autre conséquence du sommet sur les abus, la levée du secret pontifical. Qu¡¯est-ce que cela signifie ? Le Pape encourage une collaboration entre les tribunaux ecclésiastiques et la Justice civile. Qu¡¯est-ce qui était précédemment mis en place et quelle(s) forme(s) revêt cette collaboration aujourd'hui ?
En décembre 2019, le Pape a levé le secret pontifical dans ces affaires. Cela implique qu¡¯en matière de délits sur mineurs et personnes vulnérables, les personnes impliquées ne peuvent plus être obligées à respecter le secret pontifical: les dénonciations, les procès et les décisions ne sont plus couverts par le secret pontifical. Toutefois, les personnes qui devront traiter ces affaires sont tenues de respecter le secret d¡¯office (de leur fonction).
En dehors de ce qui a été mentionné plus haut en matière de respect des lois étatiques (Vos estis lux mundi), le (DDF) sur quelques points de procédure dans le traitement des cas d¡¯abus sexuel sur mineur commis par des clercs (version 1.0 en 2020 et version 2.0 en 2022) permet aux autorités de l¡¯Église de ne pas ouvrir une enquête préalable lorsque la législation étatique interdit de mener des enquêtes parallèles aux siennes. Toutefois, le DDF devra en être informé et lorsque l¡¯autorité ecclésiastique le juge approprié, elle pourra attendre la fin de l¡¯enquête civile, après en avoir consulté le DDF. Ces dernières années, en France par exemple, plusieurs diocèses ont signé des protocoles avec le parquet compétent permettant des échanges d¡¯informations sur les affaires en cours.
La Congrégation pour la Doctrine de la Foi propose un Vademecum en 2020 sur les procédures en vigueur. La législation du Saint-Siège est-elle connue et suivie par les épiscopats ? La CDF reste-t-elle une interlocutrice-clef pour les Eglises locales ? Pourquoi le Pape a-t-il décidé de renforcer sa section disciplinaire?
Les deux versions du Vademecum du DDF ne sont, à mon avis, pas suffisamment connues ou alors leur prise en compte prend beaucoup de temps. A titre d¡¯exemple, dans plusieurs pays, comme la France ou aussi la Suisse, le droit particulier de la Conférence des évêques a tardé ou tarde encore à intégrer les précisions du Vademecum.
Le DDF joue un rôle crucial dans le traitement des affaires de délits sur mineurs et personnes vulnérables. La section disciplinaire a été renforcée, mais doit traiter un très grand nombre de cas venant du monde entier. C¡¯est pourquoi il n¡¯est pas étonnant de constater que le DDF donne régulièrement des délégations à des autorités ou tribunaux locaux. Le Tribunal pénal canonique interdiocésain (national) en France a ainsi reçu des délégations dans plusieurs causes impliquant des mineurs ou des personnes vulnérables.
Comment le Droit canon peut-il ?uvrer à une saine articulation entre justice et miséricorde?
Les victimes demandent surtout, et à juste titre, la justice et non pas la miséricorde. Les personnes accusées ont droit à être jugées selon les normes du droit, de manière objective en évitant de tomber dans l¡¯émotionnel. On oublie souvent que ces dernières ont aussi des droits. Le droit de se défendre, p.e., qui suppose le droit d¡¯être informé des accusations portées à son encontre, et aussi le droit à la protection de sa réputation et de son intimité. En même temps, il faudra une réflexion sur les fonctions que les personnes qui ont été condamnées peuvent assumer dans l¡¯Eglise. C¡¯est peut-être moins une mise en oeuvre de miséricorde, qu¡¯une question de la juste place pour ces personnes qui sont aussi et toujours des membres de l¡¯Eglise. Il s¡¯agit de punir ce qui est inacceptable dans l¡¯Eglise sans condamner à vie la personne qui a commis le délit.
L¡¯Eglise est-elle désormais un lieu plus sûr et mieux armé face aux abus ? Que faudrait-il encore mettre en place?
En matière de prévention, il faudra certainement encore beaucoup d¡¯approfondissements de la théologie et un changement de mentalités et d¡¯attitudes afin que l¡¯Eglise devienne moins cléricale et mette plus souvent en ?uvre la dimension de service des fonctions dans l¡¯Eglise. Cela requiert des personnes ayant une maturité, qui ont de l¡¯humilité et sont conscientes de leur propres faiblesses. Cela touche aussi une certaine conception de l¡¯exercice du pouvoir. Le pape François a essayé de favoriser des changements dans ce sens, entre autres avec les deux derniers synodes sur la synodalité, mais nous n¡¯en sommes qu¡¯au début de ces nouvelles modalités d¡¯exercice du pouvoir.
De manière plus précise, dans le traitement des abus et notamment lors des procédures, les droits des victimes devront être régulés. En ce moment, beaucoup dépend de la bonne volonté des personnes agissant au nom de l¡¯Eglise. Expliquer clairement et prescrire ces droits de manière normative est nécessaire afin de ne pas créer de fausses attentes et à faire justice aux victimes.
Comment qualifieriez-vous l¡¯action du Pape sur ce dossier?
Vu l¡¯ensemble des mesures et des normes émises pas le pape François, je trouve qu¡¯il a fait beaucoup pour promouvoir le traitement et la prévention dans ces cas d¡¯abus. Dans ses 12 années de pontificat, à huit ou neuf reprises, les normes dans ce domaine ont été changées ou renouvelées. Il a institué la Commission pontificale de protection des mineurs, organisé le sommet en février 2019. S¡¯il y a eu un manque d¡¯efficacité ou des décisions qui peuvent étonner, cela peut être dû aussi à des collaborateurs ou à d¡¯autres instances de la Curie romaine ayant un pouvoir de décision. Son mérite a surtout été, je pense, de souligner l¡¯importance d¡¯une culture d¡¯abus dans l¡¯Eglise et du cléricalisme, dus à plusieurs facteurs plus profondément enracinés dans la théologie et l¡¯histoire. Il a ainsi mis le doigt sur des choses dans lesquelles une conversion et des réformes sont encore requises.
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