L¡¯AIEA, un agent de stabilit¨¦ pour le monde
Entretien réalisé par Marie Duhamel ¨C Cité du Vatican
À l¡¯heure où de nombreuses grandes puissances envisagent un réarmement massif et évoquent publiquement l¡¯utilisation de leurs armes nucléaires tactiques, le directeur de l¡¯Agence internationale pour l¡¯énergie atomique (AIEA) juge indispensable de croire à un renversement des tendances, afin que la communauté internationale reprenne la marche engagée par le passé vers un désarmement - ce à quoi appelle également le Saint-Siège.
Inspiré par les appels du Pape promouvant une «paix désarmée et désarmante», Rafael Grossi revient sur la mission complexe de son agence, fondée en 1957 et qui, sous l¡¯égide des Nations-unies, vise à promouvoir un usage pacifique et sûr du nucléaire et à limiter tout développement militaire de cette énergie. Une mission de dialogue qui nécessite «du sang-froid» mais aussi d¡¯inspection, voire de protections, des installations nucléaires.
Comment résonnent en vous les appels répétés du Pape pour «une paix désarmée et désarmante », vous qui avez pour mission à l¡¯AIEA d¡¯éviter le pire, autrement dit l¡¯accident nucléaire ou le recours à l¡¯arme nucléaire?
Il est clair que l'appel du Saint-Père prononcé au début de son pontificat nous a tous marqués, et représente une grande aide pour quelqu¡¯un comme moi qui n¡¯est que le directeur d¡¯une agence technique dotée d¡¯une dimension politique. En s¡¯appuyant sur ces mots d'ordre spirituel, on peut travailler plus facilement. Parce qu¡¯ils représentent nos aspirations à tous.
Nous traversons une période historique de grande fragmentation et de confrontations politiques, y compris des guerres, et ces prises de position sont vraiment précieuses et nous aident beaucoup.
Comment dans un contexte de guerres, de volatilité politique marquée aussi par une crise du multilatéralisme, cherchez-vous à garder le cap, c¡¯est-à-dire à rester super partes pour limiter le développement militaire du nucléaire ?
La tâche n¡¯est pas facile dans des moments de tension (tel que celui que nous traversons). La tentation de ne pas dialoguer, de ne pas écouter, de ne pas entendre l¡¯autre ou de croire qu¡¯il n'a pas le droit à son point de vue est grande. Et dans l'exercice de mes fonctions, qu¡¯il s¡¯agisse de la crise russo-ukrainienne ou du Moyen-Orient et un particulier de l'Iran, le dialogue et le fait même de dialoguer n'est pas évident.
J¡¯ai été l'objet de critiques tout simplement parce que j¡¯ai voulu dialoguer. Je me rappelle qu¡¯en 2022 au début de la guerre en Ukraine, alors que je me rendais en Russie, des voix se sont élevées pour dire «Mais comment ? Vous allez parler à celui qui a fait ça, etc». Et moi de répondre d'une manière apparemment innocente «Et si je ne parle pas avec lui, avec qui je vais parler?» L¡¯exercice du dialogue n¡¯est donc pas évident, suscite des critiques, mais c'est la seule méthode.
Je parlais de l'Ukraine et de la Russie. Je vous amène maintenant en Iran. Après les épisodes du mois de juin, et l'utilisation de la force, l'Iran a été très critique de l'agence et de ma personne. Mais bon, nous laissons ça de côté, nous continuons d¡¯avancer et nous avons réussi en ce moment à entamer ou réentamer le dialogue avec eux. C'est indispensable.
Le dialogue nécessite énormément de sang-froid et de garder le cap sur la mission. Et celle-ci n'est pas de prouver si l'Iran a tort ou à raison, c'est d'éviter la prolifération nucléaire dans ce pays ou, dans le cas de la guerre en Ukraine, ce n'est pas d'accuser Kiev ou Moscou, mais d'éviter un accident nucléaire. C'est la clé pour moi.
Quand un pays est menacé militairement ou économiquement en raison de son programme nucléaire, quelles incidences cela-a-il sur votre travail?
Évidemment, l'utilisation de la force n'est pas le meilleur des moyens, en tout cas pour un diplomate comme moi. Ce n'est pas la voie que je choisirais. Mais devant les faits accomplis, il faut essayer tout de suite de faire deux choses: reconstruire la confiance, ce qui n'est pas facile, et surtout de jeter les bases qui permettront d¡¯éviter que cela se reproduise - ce qui n'est pas à exclure. Il ne faut pas oublier que la crise autour du programme nucléaire iranien continue. Il y a maintenant tous les débats à propos des sanctions. Certains disent que le danger ou le soi-disant danger continue ; que les préoccupations continuent. Et c'est pour cette raison que j¡¯ai dit et je dis à mes collègues iraniens que la voie de la paix, de la stabilisation, passe par le rétablissement d'un régime d'inspection. Parce que si on parle de dialogue ici, il faut le décliner dans la réalité. Il faut retourner en Iran et recommencer à faire le travail d'inspection. Et il ne faut pas oublier autre chose. Une des choses mentionnées à l¡¯origine était l'existence d'une énorme quantité d'uranium enrichi, à un niveau presque militaire. Ces matières sont toujours là malgré les attaques, malgré l'utilisation de la force. Il faut donc l'inspecter. Il faut pouvoir dire à la communauté internationale que ce matériel n'a pas été dévoyé à des fins militaires.
De manière plus globale, comment évaluez-vous aujourd'hui le risque d¡¯un recours à l'arme atomique ?
Moi, je crois que cette possibilité est plus grande que par le passé, et c'est pour cette raison que la défense d¡¯une paix désarmée est venu à l¡¯esprit du Pape immédiatement. Aujourd'hui, on parle d'une manière presque banale de l'utilisation des armes nucléaires tactiques. Les pays qui ont, et qui avaient déjà des armes nucléaires, parlent ouvertement d¡¯en faire plus. L¡¯idée -toujours respectable- d¡¯un désarmement nucléaire parait peut-être naïve face à un monde où l¡¯on multiplie les arsenaux et de possibles proliférations, c¡¯est-à-dire que davantage de pays accèdent à l'arme nucléaire.
Sans compter les centrales nucléaires civiles qui sont aujourd'hui dans des zones de guerre...
Absolument. La militarisation ou l'utilisation des installations nucléaires civiles comme gage ou comme argument de guerre est un aspect complètement nouveau dans la vie internationale. Et c'est pour ça que nous avons essayé non pas seulement de parler, mais d¡¯agir. C¡¯est pour cette raison que nous sommes allés à Zaporijjia (en Ukraine) quand la centrale a été occupée et que nous y sommes toujours.
Concernant le désarmement, qui est un v?u du Saint-Siège, après l¡¯échec de la signature de l¡¯accord START III entre les Etats-Unis et la Russie et dans le contexte actuel, quel espoir peut-on avoir d¡¯un renversement de tendance ? Est-ce envisageable ?
C'est en tout cas indispensable, et je crois que lors du sommet qui s¡¯est tenu en Alaska, les présidents des États-Unis et le président de la Fédération de Russie ont, bien que marginalement, évoqué la question.
Je crois qu'il faut rappeler que, même si la situation n'est pas idéale ; même si l'on n'est pas là où l'on devrait être, c¡¯est-à-dire dans un monde désarmé, la nécessité de garder cette concurrence -qui malheureusement existe- dans des paramètres raisonnables et contrôlables, devient indispensable. Pour utiliser une analogie médicale, on peut dire qu¡¯avant d'opérer, il faut stabiliser les patients. Et nous avons aujourd¡¯hui un patient, le monde, qui est déstabilisé.
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