Dans la Turquie syriaque, le monachisme r¨¦siste
Antonella Palermo - Mardin, Midyat, mont Izlo
«Combien il est important de redécouvrir, même dans l'Occident chrétien, le sens de la primauté de Dieu, la valeur de la mystagogie, de l'intercession incessante, de la pénitence, du jeûne, des larmes pour ses propres péchés et pour ceux de l'humanité tout entière, si typiques des spiritualités orientales!»
Ces paroles du Pape Léon XIV prononcées à l'occasion du , le 14 mai dernier, conviennent bien aux moines de Turquie syriaque, qui vivent dans le Tur ¡®Abdin, et dont on garde l¡¯image de chrétiens, véritables «liturgie vivante». Avec un groupe de pèlerins, guidé par Mgr Paolo Bizzeti SJ, ancien vicaire apostolique d'Anatolie et toujours président de Caritas Anatolie et de l'association Amici del Medio Oriente (AMO) qui organise l'itinéraire, la traversée de ce plateau calcaire à la découverte de certains des lieux spirituels les plus fascinants au monde prend la valeur d'un parcours intérieur vers des espaces de silence progressif et d'harmonie avec la création.
Les monastères du Tur 'Abdin, flambeaux de présence et d'espoir
Sous un ciel extraordinaire, on retrace les origines du monachisme jusqu'à l'époque d'Antoine le Grand en Égypte: cela signifie entrer à la fois dans les raisons et dans le mystère des vies passées dans le «désert». À la base, il y a l'inquiétude face aux dérives fonctionnalistes qui édulcorent la religion: la réaction est une rééducation à la foi et de la foi. Les églises et les monastères, devenus dans la région explorée des centres de prière, de formation, de culture et de science, connaissent leur apogée entre le IVe et le VIIIe siècle, exerçant, en particulier le monachisme cénobitique, un grand impact sur la vie religieuse de la communauté locale, au point de représenter un bon exemple à imiter ainsi qu'un grand soutien pour les chrétiens. Historiquement, on y commente et traduit les Écritures, ainsi que des textes classiques de philosophie, de mathématiques, d'astronomie et de médecine. Au Moyen Âge, on comptait au moins quatre-vingts monastères. Au carrefour de différentes civilisations, ils ont subi à plusieurs reprises des pillages et des massacres, mais ici, plus qu'en Syrie, ils ont réussi à résister au temps. Actuellement, huit sont actifs dans le Tur 'Abdin et deux à Mardin, comme le précise le guide édité par les Éditions Terra Santa, par Mgr Bizzeti et le prieur de la Communauté de Bose, frère Sabino Chialà, un outil précieux pour entrer en contact avec une géographie qui, jusqu'à il y a quelques années, ne disposait pas des indications minimales pour une accessibilité aisée.
Le sang des martyrs n'est pas vain
La pierre couleur miel des monastères est un bastion de soins, de prière, de mémoire, d'art. Elle conserve la sagesse millénaire dans la construction d'architectures audacieuses, avec des passages souterrains, où reposent les fondateurs et les martyrs, et aériennes, avec des terrasses praticables d'où l'on peut profiter d'une vue imprenable. Il reste souvent des traces évidentes de la matrice païenne sur laquelle ils ont été construits pour la plupart: c'est le cas, par exemple, du monastère «du safran» dont la partie la plus ancienne, dédiée au dieu Soleil, remonte à 2000 avant J.-C. Ici, la structure présente un modèle unique au monde: le plafond est formé de pierres gigantesques qui, sans l'aide d'aucun liant mais uniquement grâce à un calcul statique précis, créent une surface non voûtée mais horizontale. Plus de cinquante patriarches et métropolites y sont enterrés, non pas couchés mais assis « afin d'être prêts à saluer le Père au moment du Jugement dernier », explique le maître. «Le sang des martyrs n'est pas vain», raconte-t-il en montrant les endroits les plus détruits par les Mongols de Tamerlan: même les fresques aux couleurs naturelles ont disparu. En haut, les balcons, signe d'une participation nombreuse aux messes, ont également disparu.
De centres réduits à quelques ruines à de petits bastions de spiritualité
À la vivacité du monastère Deyrul Zafaran s'ajoute le charme de certains anciens centres réduits à quelques ruines et d'autres bien conservés mais dépourvus d'habitants, à l'exception de ceux qui en détiennent les clés. C'est le cas de Santa Maria di Hah, avec sa partie supérieure emblématique, un joyau architectural doté d'une abside unique en son genre: à l'extérieur, elle se distingue de manière extraordinaire grâce à un jeu hyperbolique de balustrades qui surplombent des champs verdoyants à perte de vue.
Le thème de l'unité revient à l'esprit lorsque l'on repense à la légende liée à ce site, qui raconte que douze rois partirent à la suite de l'étoile comète: seuls trois d'entre eux rencontrèrent Jésus à Bethléem, où Marie leur offrit un petit vêtement en souvenir. De retour auprès des autres, ne parvenant pas à partager le vêtement, ils décidèrent de le brûler afin que chacun puisse prendre une partie des cendres. Mais du feu sortirent douze médaillons, signifiant que Dieu ne peut être disputé ni divisé.
Ailleurs encore, les petites communautés tentent de maintenir allumée une flamme de présence et aussi d'espoir. Il est particulièrement fascinant d'apprendre que le monastère dédié à Mor Malke, détruit et reconstruit à plusieurs reprises, a été immortalisé, entre autres, par l'audacieuse voyageuse et photographe Gertrude Bell. Le soleil est brûlant. Les deux moines qui y vivent, bien qu'ils se prêtent peu aux questions, nous offrent une pause à l'ombre, tandis que le regard se perd dans la vallée infinie du mont Izlo. Le temps s'étire, le souffle aussi. Un énième thé, comme rafraîchissement le long du parcours, nous est offert non loin de Midyat, vers le nord, dans le vaste monastère encore reconstruit et habité de Mor Yaqub à Salah. Construit à côté d'un temple païen, dont les moines sont en train de mettre au jour d'importants vestiges, il conserve encore intacte une église du Ve siècle en l'honneur du martyre de Jacques le reclus.
Au sein des communautés priantes, au rythme des hymnes
Le monastère le plus actif reste celui qui est également considéré comme le plus grand, Mor Gabriel, fondé par les saints Samuel et Siméon: au Ve siècle, il accueillait cinq cents moines, pour atteindre même 1 200. Aujourd'hui, il y en a quatre, 13 nonnes, 24 étudiants, une dizaine de laïcs et un métropolite. Sur les cinq églises d'origine, il en reste deux. Il peut se targuer d'avoir suscité l'intérêt des empereurs, tant romains que byzantins; il a notamment attiré le soutien de Théodora, épouse de Justinien. Il est fascinant et hypnotique d'écouter l'un des moments de prière quotidienne avec les jeunes qui, en deux ch?urs, récitent des psaumes et des hymnes avec la mélodie locale typique. Les religieuses ne sont pas très visibles, même si elles participent aux activités communautaires. Le lieu est très fréquenté, notamment en raison d'un espace muséal qui abrite des éléments d'une rare beauté, dont une chapelle en mosaïque de style ravennate d'une beauté époustouflante, qui fait du pèlerinage une expérience véritablement multisensorielle.
Au monastère « des gazelles », sans eau, en contemplant Dieu
À 1 250 mètres d'altitude, deux rangées de roses soigneusement entretenues accueillent les pèlerins. Il faut emporter son déjeuner et l'endroit le plus approprié pour le manger est une belle véranda attenante au monastère, construite pour faciliter le séjour dans cette oasis enchanteresse sans trop perturber l'organisation du temps et des espaces intérieurs. Niché dans la forêt, on peut voir d'ici, par temps clair, la plaine de Syrie, les montagnes d'Irak et la forteresse de Mardin. Le site est également appelé «de la corne» en raison de la conformation du terrain sur lequel se trouve la structure, une grande dépression dont les côtés semblent faire émerger les cornes d'un animal. Habité à l'origine essentiellement par des moines qui se consacraient principalement à la copie de livres liturgiques demandés de partout, puis tombé en désolation, il a été restauré vers 2000. C'est le zèle des fidèles du village de Badibe qui a également permis l'ouverture d'une route de liaison. La légende raconte que pour mélanger la chaux nécessaire à la construction, ce sont les gazelles qui auraient spontanément offert leur lait, utilisé à la place de l'eau. En effet, il n'y a toujours pas d'eau courante, ce qui accentue la fatigue du seul moine qui vit ici, mais qui augmente forcément son esprit d'initiative.
La vocation du moine Aho: «Dieu est avec moi»
Le moine s'appelle Aho, un concentré d'énergie et de sourires. Il est arrivé ici il y a douze ans, premier moine à revenir après deux siècles d'abandon. Personne ne sait comment il parvient à s'occuper de tout, à rendre cet endroit si accueillant. En dix ans, le mur d'enceinte, les citernes et les terrasses ont été construits. «Il n'y avait qu'un seul arbre, aujourd'hui nous en avons deux mille jeunes arbres», raconte Aho autour de la table. Il est né à Istanbul il y a 49 ans, son père était orfèvre, une voie toute tracée pour faire le même métier, mais il n'en voulait pas. Il se réfugie dans le monastère «du Safran». Puis il en ressort, et pendant dix ans, son père l'empêche de fréquenter l'église. Il persévère et finit par gagner. Aujourd'hui, ses parents sont fiers de leur fils.
Les choses qui comptent : l'amour, la vie simple, la miséricorde
Quand il n'y a pas de cours de syriaque, il est possible de loger dans la maison d'hôtes construite grâce à l'association AMO, à condition de vouloir vivre dans le silence et la prière. Aho ne veut pas que cet endroit devienne un musée, une attraction inappropriée: il ne pourrait plus prier, activité indispensable et prioritaire. Pendant les cinq mois rigoureux de l'hiver, il reste complètement seul, il en perd même la voix, ne parlant à personne: «Un moment parfait pour la vie spirituelle». Il fait allusion au matérialisme qui se répand partout: «Avant, on se débrouillait avec peu de choses, aujourd'hui ce n'est plus le cas. L'amour, la vie simple, la modestie, la miséricorde: cela suffit». 500 familles vivent dans la région. Le moine est réaliste: être une minorité aussi réduite peut conduire à l'extinction complète. Pourtant, il continue à se confier au Seigneur, en conservant docilité et ténacité. S'il n'avait pas eu cette ténacité, il n'aurait pas surmonté les mille obstacles, des incendies «inexplicables» aux blocages des travaux, rencontrés au cours de cette aventure qui tient du miracle: «Dieu est avec moi».
Mor Awghin, entre ciel et terre, l'ascèse qui rend l'Évangile crédible
Le chant du Notre Père en araméen résonne avec puissance et devient ici plus que jamais une voix de tribulation et de supplication. À la sortie, des petits sachets contenant une pincée de terre sont offerts, en souvenir à ramener chez soi. Ainsi, le ciel et la terre se tiennent, dans un seul fil d'obéissance.
Les deux moines qui vivent sur le mont Izlo, dans le monastère dédié à Mor Awghin (Saint-Eugène), l'initiateur de ces lieux de prière, abandonnés au Moyen Âge par les moines syro-orientaux et progressivement habités par les syro-occidentaux qui les possèdent encore aujourd'hui, en font l'expérience. Il faut compter une heure de marche pour gravir le flanc de la montagne. On se trouve à 70 kilomètres de la frontière avec l'Irak, à 300 kilomètres de Mossoul. La vue sur la Mésopotamie est incomparable. Les niches naturelles des rochers sont des nids d'oiseaux, des cavités propices à la méditation. Le moine qui est revenu le premier s'est consacré à l'?uvre de consolidation du sol friable, complétant le travail manuel par un travail intellectuel pour la rédaction d'un dictionnaire du lexique syriaque qui manquait depuis près d'un siècle.
Ici, la journée commence à 4h45 par une heure de prière qui sert ensuite de contrepoint au reste du temps. Le deuxième moine, discret et humble, originaire de cette région et formé en théologie en Allemagne, échange quelques mots avec les pèlerins. C'est principalement d'ici et de Suède que continuent d'arriver les visiteurs ; depuis six ou sept ans, des étudiants venus d'Europe viennent également séjourner ici pendant six mois. «Ce n'est pas nous qui sommes importants, mais le saint à travers nous», raconte-t-il. La vie ascétique est praticable et, surtout, crédible.
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